Depuis le début de 2025, la Russie a considérablement intensifié ses frappes sur l’Ukraine, déployant chaque semaine jusqu’à mille drones kamikazes Shahed, de conception iranienne et désormais produits en masse sur le sol russe. Cette stratégie vise à saturer les défenses aériennes, terroriser la population et frapper les infrastructures clés. Moscou a simultanément adapté sa logistique, en créant de vastes hubs industriels et militaires dédiés à cette arme du pauvre. Dans le même temps, la guerre s’étend à l’espace : satellites civils comme Starlink, essentiels à la coordination ukrainienne, deviennent des cibles ou des instruments cruciaux dans le conflit. Russes, Américains et Chinois multiplient les opérations de brouillage, de harcèlement orbital, voire de désorbitage offensif.
Face à ce basculement géopolitique, la France, malgré l’annonce du Commandement de l’Espace et quelques initiatives telles que les exercices AsterX ou les projets de patrouilleurs Yoda, reste en retrait. L’accès à la souveraineté scientifique, à l’autonomie cyber et à l’industrialisation des neurosciences demeure marginal, souvent dilué dans d’interminables débats sur les retraites ou la gestion sociale. Nos décideurs apparaissent absorbés par les querelles internes européennes, incapables de mesurer l’ampleur de l’offensive techno-militaire engagée par les grandes puissances.
La Russie, grâce à sa capacité de production de drones et à l’efficacité de ses hubs logistiques, impose un rythme industriel inédit. Le coût unitaire d’un Shahed, situé entre 20 000 et 50 000 dollars, reste sans commune mesure avec celui des missiles classiques, permettant une pression constante, économique et psychologique. La population ukrainienne vit désormais sous un harcèlement permanent, avec de réels impacts sur la vie quotidienne et la santé mentale, comme en témoignent les habitants de Dnipro ou Lviv. L’effet d’usure touche également les systèmes de défense ukrainiens, bientôt débordés par le flux continu d’engins bon marché mais destructeurs.
Sur le front spatial, la bataille fait rage pour le contrôle des communications. Les satellites Starlink de SpaceX sont salués comme un pivot de la résistance militaire, tandis que les engins russes “butineurs” Luch Olymp multiplient les manœuvres de proximité avec les satellites occidentaux. Des actions de cyberguerre, comme le sabotage du satellite Ka-Sat dès 2022, démontrent que la prochaine coupure de réseau pourrait cibler tout autant des infrastructures critiques françaises que militaires.
Si la France a créé en 2019 son Commandement de l’Espace et organise l’exercice AsterX, le retard n’en demeure pas moins flagrant. Les premiers patrouilleurs spatiaux Yoda ne seront opérationnels qu’en 2030. Pendant ce temps, la Russie et la Chine expérimentent déjà le remorquage coercitif de satellites et le déploiement de micromachines orbitales. Un simple exercice de cybersécurité en 2023 a suffi à démontrer la vulnérabilité de nos satellites : en quelques minutes, des hackers éthiques ont pu en manipuler les caméras et la localisation.
Les chiffres sont éloquents : la Russie produit plus de 1 000 drones Shahed par semaine en 2025, selon le CSIS. 75 % sont interceptés selon les Ukrainiens, mais les 25 % restants suffisent à infliger des dégâts majeurs et à terroriser la population, d’autant que les stocks de missiles anti-aériens occidentaux s’épuisent. Onze bases de lancement de drones russes ont été identifiées cette année près de la frontière ukrainienne, tandis que la chaîne industrielle a été presque totalement autonomisée, avec l’aide de composants chinois.
Cette mutation souligne un changement de paradigme : la technologie de production massive, connectée et à bas coût prend désormais l’ascendant sur la simple supériorité numérique des armées. Les grandes puissances qui investissent sans hésitation dans la recherche de pointe s’arrogent l’initiative, laissant à la France et à d’autres la tentation du suivisme ou du déni.
Le décrochage français n’est pas nouveau. De la révolution industrielle à la dissuasion nucléaire gaullienne, la France a su par le passé investir dans son autonomie scientifique et technique. Mais depuis trois décennies, la priorité a glissé vers la gestion, la conformité européenne et le désinvestissement industriel. Les États-Unis consacrent plus de 3,5 % de leur PIB à l’innovation de défense, la Russie fait preuve d’une agilité industrielle redoutable aidée par sa coopération avec la Chine, pendant que l’Empire du Milieu domine désormais le dépôt de brevets dans l’IA et les technologies quantiques. La France, elle, peine à dépasser 2 % du PIB pour sa défense, et majoritairement pour faire face aux dépenses de fonctionnement.
L’écart se creuse en matière de formation et de culture industrielle. En 2023, moins de 8 % des étudiants en ingénierie français optaient pour la cybersécurité ou l’IA, contre 20 % en Pologne ou en Ukraine. La filière spatiale demeure modeste, avec un budget militaire plafonnant à environ 700 millions d’euros, contre 30 milliards pour les États-Unis ou plus de 3 milliards pour la Chine.
Le retard porte aussi sur des champs clés comme les neurosciences appliquées. Tandis que la DARPA américaine investit massivement dans le « cerveau augmenté », la France consacre à peine 70 millions d’euros annuels à la recherche de défense sur ce thème. Les initiatives nationales (exercices, projets de startups spatiales) ne compenseront pas l’absence d’un plan d’ensemble structurant et ambitieux.
La portée psychologique de cette guerre ne doit pas être sous-estimée. Les attaques incessantes de drones, conjuguées au brouillage électronique russe, touchent la morale et la résistance des populations, ajoutant à la pression militaire une stratégie de sidération.
Tandis que d’autres nations font de l’innovation duale un levier de survie – à l’image d’Israël, dont les investissements ont permis de créer un bouclier technologique adapté à sa situation d’insécurité permanente – la France donne priorité aux débats budgétaires sociaux et à la préservation administrative, reléguant au second plan la création d’une « réserve d’excellence » scientifique et technologique.
Les enjeux de cette nouvelle guerre sont clairs : perte de souveraineté stratégique, marginalisation industrielle et, in fine, menace sur le modèle de société. L’issue dépendra de la capacité à sortir des logiques de gestion et à réinvestir massivement dans la recherche, l’industrie et l’innovation de défense.
Alors que drones et satellites redéfinissent chaque jour le rapport de force entre nations, la France ne peut plus rester spectatrice. La science, la technologie, l’autorité industrielle ne sont plus des options : elles sont la condition première de notre souveraineté et de notre liberté nationale. Tant que l’innovation restera à la marge du débat public, l’Hexagone risque de se voir relégué au rang de cible plutôt que d’acteur sur la scène du XXIe siècle.