D’un côté, Volodymyr Zelensky, comique devenu président en treillis kaki. De l’autre, Claude Malhuret, sénateur au verbe acide soudain star du buzz transatlantique. Sans oublier tous les « bouffons officiels » et « grandes gueules » historiques — de Gaulle, Clémenceau, Churchill — dont les bons mots, jadis, faisaient plus frémir que les effets spéciaux d’un meeting politique moderne. Face à eux ? L’ombre portée d’un monde où le rire est surveillé : censure, autocensure, signalements en rafale sur les réseaux, et, version radicale, procès-fleuves pour paroles jugées dangereuses (coucou l’Algérie, où la satire peut mener direct au banc des accusés).
La question n’est plus seulement : « Est-ce qu’on peut rire de tout ? », mais « Peut-on encore survivre à l’humour en 2024 ? » Punchline politique, blague vacharde, autodérision chirurgicale ou ironie de circonstance — le rire, ex-super-pouvoir, peine parfois à passer le portique de sécurité de l’époque.
Du stand-up à Kiev aux tribunes du Palais du Luxembourg, de l’Élysette Twitter aux cellules d’Alger, la géographie du rire s’est mondialisée… tandis que les murs invisibles (ou bien visibles) se sont multipliés, de la loi anti-terroriste à la modération algorithmique.
Jadis arme fatale des puissants et des « fous du roi », l’humour politique est aujourd’hui un exercice d’équilibriste. Maîtriser la punchline pour exister dans le flux, tout en évitant le retour de flamme — sur les réseaux, dans l’opinion, voire devant un juge.
En temps de tragédie, le rire reste peut-être le dernier antidote collectif. Mais aussi parce que chaque blague, chaque pique, doit désormais franchir des lignes rouges mouvantes : le politiquement correct, les susceptibilités trending, et la tentation permanente de criminaliser la vanne.
Est-ce le crépuscule du grand rire subversif ou la naissance d’une nouvelle résistance satirique à l’ère numérique et punitive ? La partie, elle, ne fait que commencer.
En 2024, rire à gorge déployée contre le pouvoir, c’est devenu du parkour sans filet
D’un côté, la France où le sénateur Claude Malhuret déclenche une standing ovation virale avec un simple « bouffon sous kétamine » lancé à l’Assemblée, de l’autre une Algérie où l’on ne fait visiblement plus la différence, sur procès-verbal, entre satire et sédition. Entre deux, l’Ukraine, qui a envoyé un humoriste (Zelensky, ex-roi du sketch absurde et fan déclaré de Louis de Funès) à la tribune de l’ONU. Résultat : soit la blague devient force de frappe géopolitique, soit elle se solde en garde à vue et hashtags solidaires.
Quelques chiffres. En France, chaque punchline politique digne d’un Desproges cumule plus de vues – parfois plusieurs millions – que les clips officiels des candidats à la présidentielle. En Algérie, selon les ONG, 250 détenus d’opinion en 2024, pour la plupart poursuivis au titre du tristement célèbre article 87 bis, la loi fourre-tout qui assimile tout ce qui fait sourire à un complot contre l’État. À l’international, une vidéo humoristique politique peut cumuler en quelques heures ce que le JT met trois jours à atteindre. La punchline Malhuret ? Reprise par CNN, la BBC et des dizaines de médias étrangers. En Ukraine, le Studio Kvartal 95, créé par Zelensky, offre chaque semaine à des millions de téléspectateurs une dose d’humour national.
« Si vous ne faites pas sourire les gens, si vous ne touchez pas une corde sensible, comme deux fils électriques qui se touchent, si vous n’arrivez pas à produire une étincelle, vous n’arrivez pas à convaincre, même pas à retenir l’attention », affirme Claude Malhuret.
Pour Aurélie Julia, « le tragique nous cerne. Certes, on va tous finir, on va tous mourir, la mort nous attend, mais la vie aussi nous attend. Je pense qu’il faut rire, il faut être dans l’autodérision. Pour moi, l’humour est un signe d’intelligence. »
Alexis Thiry, du Mena Rights Group, remarque que « l’article 87 bis peut être utilisé pour réprimer des actes relevant de la liberté d’expression. Les contours sont assez flous et cela absorbe beaucoup de situations. »
Quant à Volodymyr Zelensky, il demande, pince-sans-rire : « Évidemment. Vous ne prenez quand même pas Poutine au sérieux ?! »
Le spectre de la censure et du backlash – judiciaire ou simplement algorithmique – n’a jamais été aussi présent. En France, le tweet ou le trait d’ironie qui dérape, c’est un aller simple pour la cellule de crise des communicants (et parfois la case tribunal). En Algérie, le calembour peut se solder par 7 ans ferme et un classement « terroriste » pour une blague de travers. Sur les réseaux, la punchline d’or risque la démonétisation, la censure ou le pilori numérique. Pendant ce temps, les gros rieurs de l’histoire (Clémenceau, Churchill, Audiard) sont cités… mais plus vraiment imités.
Le vrai risque ? Que l’humour serve d’arme uniquement à ceux qui n’ont plus rien à perdre, ou qu’il soit condamné à l’underground, là où ni Poutine, ni un bot de modération, ni même ton oncle sur Facebook ne viendront te chercher (sauf pour faire un signalement – mais là, c’est plutôt le bingo de la vanne bannie). Peut-être qu’à force de tout lisser, la satire ne fait plus résonner que le silence. Mais comme on dit : il vaut mieux en rire.
L’humour politique, bien plus qu’un talk-show
L’humour politique, ce n’est pas que l’apanage des talk-shows du dimanche soir ou des memes du vendredi matin. Dès l’Antiquité, les rois s’en méfiaient comme de la peste — des fous du roi au coin du trône jusqu’aux pamphlétaires envoyés faire un séjour tout frais à la Tour de Londres. De tout temps, le rire a été instrument de résistance, d’émancipation ou, plus sournoisement, de pouvoir. Il y a mille ans, on brûlait les bouffons trop caustiques. Mille ans plus tard, on les « démonétise » sur YouTube pour une vanne mal placée : on évolue, mais toujours vers la poêle à frire.
Dans l’entre-deux-guerres, Churchill ou Clémenceau maniaient la blague vacharde comme d’autres le coup de parapluie : « Qu’est-ce que l’Angleterre ? Une colonie française qui a mal tourné. » Aujourd’hui, il suffit d’un tweet qui fait mouche pour occuper toute la presse internationale — cf. le « bouffon sous kétamine » lancé par Malhuret, répercuté jusqu’outre-Atlantique. Une étude Pew Research de 2023 le confirme : 47% des jeunes Européens disent consommer les actus d’abord à travers les formats humoristiques ou satiriques en ligne. Un chiffre qui, à lui seul, explique notre envie folle de rire devant la catastrophe, même quand elle s’écrit en push notification sur fond de catastrophe mondiale.
Si le métier de bouffon a toujours été risqué (surtout sous les autocraties à l’index tremblant), la mondialisation digitale a brouillé les pistes : l’humour est partout… et donc sous surveillance permanente. En Algérie, ce qui passait pour de la satire devient motif à sept ans au frais sous l’article « apologie du terrorisme ». À l’inverse, l’ascension d’un ex-humoriste à la présidence ukrainienne n’est pas anodine : Zelensky, qui a forgé ses armes sur la scène et dans la vanne piquante, incarne cette revanche du rire sur le tragique, même en temps de guerre.
De la cour du roi à la timeline d’X, la démocratie du rire s’est sérieusement rétrécie. Les cancres d’hier deviennent influenceurs ou martyrs de la punchline. Et les plateformes, censées être remparts de la liberté, se muent peu à peu en robots-garde-chiourme, veillant à ce qu’aucune blague ne déborde du cadre. En 2024, la ligne n’est pas seulement fine : elle est floue, mouvante… et régulièrement effacée pour refaire place à la sacro-sainte « modération ».
Voilà le contraste historique : après des siècles où le bouffon pouvait survivre en ayant fait rire le roi, on risque aujourd’hui la « nuit du signalement » pour un calembour sur Telegram. Le rire, toujours outil d’irrévérence, est aussi devenu le thermomètre d’une société en quête d’oxygène, entre craintes, censures et — encore, parfois ! — éclats collectifs.
Du fou du roi au troll sur Twitter/X
Au Moyen Âge, le « fou du roi » pouvait, sans finir en ragoût, dire ce que tout le monde pensait tout bas. (Le poste n’existe plus, mais Twitter l’a recyclé en version troll.) De Gaulle, lui, maîtrisait l’alliance « Boileau-Audiard » : entre classicisme et tacle du vestiaire, il lâchait, au sujet des attentats : « C’était tangent. » Traduction moderne : la punchline comme bouclier et comme missile. Selon Reporters sans frontières, l’Algérie était classée 126ᵉ sur 180 pour la liberté de la presse en 2024. L’article 87 bis du Code pénal algérien a été modifié 6 fois en 5 ans, mais il reste plus extensible qu’un leggings Shein : humour noir compris dans le sac à dos du « terrorisme ».
Zelensky n’a pas gagné Danse avec les Stars pour rien : en 2022, il désamorce une conférence U.S. par « Je mettrai un costume quand la guerre sera finie… peut-être mieux, peut-être moins cher. » La punchline, version gilet pare-balles. Claude Malhuret, sénateur made in Auvergne, est devenu viral aux États-Unis avec « bouffon sous kétamine » sur Elon Musk. CNN, BBC, presse U.S. : on exporte mieux l’humour vachard que le camembert.
Selon une étude IFOP de 2023, 58% des Français jugent que l’on ne peut « plus rire de tout » sur internet, contre 31% il y a dix ans. Aujourd’hui, la majorité parlementaire française préfère « l’humour modéré » – ce qui, en général, ne fait rire… personne.
Pour Malhuret, punchline + humour = étincelle. Selon Twitter/X, une punchline efficace récolte jusqu’à 100 fois plus de partages qu’un amendement de loi. La punchline : vanne qui frappe plus fort qu’un missile Sarmat en débat parlementaire. « Signalement » : variante moderne de l’ancien siège, sans l’odeur des chevaux.
Statistiques faibles ou fluctuantes, rigueur modérée, mauvais esprit obligatoire – c’est la vie !
La satire, arme politique à travers les âges
Le dossier spécial de la Revue des Deux Mondes sur « L’humour comme arme politique » explore la généalogie du bon mot d’État, de Clémenceau à Luchini. Claude Malhuret a mis en ligne son discours cinglant sur YouTube – signalé vingt fois, disponible encore trente. Côté Ukraine, les spectacles et séries de Volodymyr Zelensky sont compilés sur la chaîne Kvartal 95, preuve qu’on peut survivre aux dictateurs et à la télé privée à force de grimaces. Pour comprendre les ressorts juridiques de la répression satirique, voir le rapport du groupe de travail de l’ONU sur la situation en Algérie (lecture conseillée avec une bonne dose de café et d’autodérision).
La collection de bons mots politiques ne cesse de s’allonger — même si parfois elle tient plus du groupe WhatsApp entre potes fatigués que du Panthéon de l’humour.
Prochain micro-trottoir « Noir c’est Noir » sur le thème : « L’humour sous surveillance, même sur TikTok ? » Diffusion prévue dès que Chaplin daignera quitter mon clavier. Mon recueil d’aphorismes absurdes (« 99 problèmes, mais la punchline n’en est pas un ») à paraître… dès que j’aurai trouvé un éditeur qui rigole encore.
À méditer, donc : sur la tombe du rire, il restera toujours une vanne mal comprise…
« Le bonheur, c’est de raconter une blague sur Poutine et d’être toujours debout pour l’expliquer ensuite. »