À l’heure où l’actualité vire au cauchemar – guerres, censure, répression et fake news à tous les étages –, l’humour peut-il encore faire figure d’outil de résistance, ou n’est-il que la dernière pirouette avant la chute ? Sénateurs au sarcasme assumé, présidents à la punchline affûtée et humoristes en quête du bon mot continuent, envers et contre tout, à faire jaillir le rire là où tout devrait inquiéter.
Sorte de patrimoine mondial, l’humour politique traverse le temps, du général De Gaulle maniant l’ironie comme art martial à Churchill et Clémenceau et leurs uppercuts vachards. Plus récemment, Claude Malhuret dézingue Trump et Musk à coups de phrases acérées, tandis que Volodymyr Zelensky, ancien roi du sketch devenu président sous menace permanente, pratique l’autodérision même sous les bombes. Les réseaux sociaux, talk-shows et parlements deviennent ainsi les nouvelles scènes où la blague s’improvise ligne de front.
Mais 2024 n’est pas une année ordinaire du rire. Selon l’ONU, nous traversons la pire crise de confiance envers nos institutions depuis que Coluche postulait à l’Élysée. Chaque journal télévisé prend des allures de dystopie feutrée. D’après l’Eurobaromètre, 74 % des Européens déclarent souffrir de fatigue informationnelle, et 57 % estiment qu’« il est devenu suspect de plaisanter sur l’actualité ».
L’humour se fait rare là où il est le plus nécessaire. En Algérie, 250 détenus d’opinion, dont des journalistes et des écrivains, paient parfois le prix fort pour un trait d’esprit jugé coupable selon l’article 87 bis du Code pénal. En Roumanie, avec 100 000 cas de rougeole liés aux fake news, la blague sanitaire doit redorer le blason du vaccin pour sauver plus qu’un moral collectif. Sur les réseaux, la modération algorithmique censure plus vite qu’un comique n’invente son prochain meme : plus de 20 % des comptes satiriques politiques seraient shadowban sur Twitter ou TikTok.
La directrice de la Revue des Deux Mondes, Aurélie Julia, regrette qu’à cause du politiquement correct et de la solennité ambiante, « nos hommes politiques ont beaucoup moins d’humour aujourd’hui », alors même que la formule reste capitale pour survivre au climat tragique. Malhuret, en bon spécialiste du bon mot, l’affirme : « Si vous voulez faire passer des idées, vous avez deux nécessités sinon vous n’êtes pas écouté : la punchline et l’humour… »
La conséquence est double : d’un côté, l’autocensure gagne du terrain, et certains humoristes se réfugient désormais dans l’ironie cryptée, les podcasts ou les vidéos circulant à la marge des radars. De l’autre, la moindre provocation rassemble et polarise, à l’image d’un tweet acéré qui fait le tour des matinales tout en nourrissant la polémique autour de « l’irresponsabilité humoristique ». Le rire n’est plus la politesse du désespoir : c’est devenu la dernière batterie de secours contre le sérieux ravageur.
Depuis l’Antiquité, le rire accompagne la tragédie : Aristophane, déjà, balançait des vannes d’anthologie aux puissants ; les bouffons médiévaux pouvaient tout dire, souvent au risque de leur tête. L’histoire abonde d’humoristes sous haute tension : en France sous l’Occupation, en URSS sous Samizdat, chaque génération a trouvé dans la satire le moyen de tenir bon. Les années 70/80, époque Desproges et Coluche, pensaient que « l’on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Question toujours d’actualité.
Aujourd’hui, la punchline s’internationalise, le meme saute les frontières et la vidéo devient virale ou disparaît sur un simple refresh. Mais la censure se modernise : procès pour « secret d’État » en Allemagne, lourdes peines en Algérie pour un tweet, blagues médicales sous surveillance en Roumanie. Partout où la pression monte, l’humour n’est plus pause-café mais réflexe vital. Les statistiques sur la santé mentale le confirment : podcasts comiques et memes font désormais office de premiers secours.
Face à ces secousses, le terrain du rire reste miné : en France, 62 % des gens affirment que l’humour est devenu plus risqué que jamais. Les bons mots, autrefois tirés comme des feux d’artifice par De Gaulle ou Churchill, sont aujourd’hui calibrés façon missiles télécommandés, toujours à deux doigts d’exploser en vol. La satire résiste là où elle peut : groupes Facebook cryptés en Algérie, blagues de santé sous Doliprane en Europe de l’Est, podcasts underground partout où la liberté de ton vacille.
Ceux qui persistent – politiques à la Zelensky, podcastheurs, stand-uppers, tweetos du dimanche ou mémé armée de gifs – s’exposent à la fois aux félicitations et aux descentes de trolls. Plus que jamais, la meilleure preuve que l’humour reste en vie, c’est qu’il dérange. Et si Kafka (le chat) s’endort encore sur vos vannes sombres, c’est que tout n’est pas perdu.
Reste le constat : l’actualité manque peut-être d’humour, mais le monde, lui, ne manquera jamais d’ironie. Rira bien qui rira… tout court.