Au cœur d’une Algérie tiraillée entre rivalités diplomatiques et crises internes, le football devient le miroir des tensions : alors que la CAN féminine expose la « guerre des symboles » contre le Maroc, drames et dérives autoritaires gangrènent les tribunes et le traitement des opposants, interrogeant la capacité du sport roi à rester un espace populaire face au contrôle obsessionnel du pouvoir.
En l’espace de quelques semaines, le football algérien est redevenu l’un des miroirs les plus éloquents des tensions qui secouent le pays. Au plan international, la CAN féminine organisée au Maroc, débutée le 5 juillet 2025, a vu la fédération et les médias algériens effacer jusque dans leurs diffusions officielles toute mention du pays hôte, allant jusqu’à remplacer les logos marocains par d’autres sponsors et à censurer les références visuelles à Rabat. Ce boycott médiatique se veut un nouvel acte de défi dans la rivalité envenimée qui oppose Alger et Rabat, sur fond de fracture diplomatique autour du Sahara occidental – et traduit une instrumentalisation du sport à des fins identitaires.
Sur le plan national, le drame du 21 juin au stade du 5 Juillet à Alger, où l’effondrement d’une barrière a fait un mort et onze blessés parmi les supporters du Mouloudia Club d’Alger venus célébrer un nouveau titre, a mis en lumière l’état alarmant des infrastructures et l’amateurisme persistant de la gestion des foules. Une tragédie qui a conduit les autorités à annuler la cérémonie de remise du trophée, tout en suscitant une récupération politique jusqu’au sommet de l’État.
Enfin, le football s’est imposé comme un nouvel espace de contrôle et de surveillance, à l’image de la condamnation à sept ans de prison du journaliste français Christophe Gleizes, fin juin 2025, accusé d’“apologie du terrorisme” pour ses enquêtes sur le club de la Jeunesse Sportive de Kabylie et l’autonomie régionale. Un cas emblématique de la criminalisation croissante de ceux qui ouvrent, via le sport, des brèches dans le récit officiel du régime.
De la censure des drapeaux à la mise au pas des tribunes et des plumes, l’Algérie prouve que le football n’est plus seulement un exutoire populaire, mais le terrain privilégié où se rejouent batailles diplomatiques, crispations internes et stratégies d’appareil. Plus qu’un jeu, c’est aujourd’hui le dernier champ de bataille d’une souveraineté menacée, exploitée et instrumentalisée.
Derrière l’accumulation d’incidents et de tensions qui ont jalonné l’actualité du football algérien ces derniers mois, c’est tout un système qui se met à nu. Entre volonté de puissance régionale, chasse obsessionnelle aux symboles rivaux et fuite en avant dans l’autoritarisme, la scène sportive algérienne en 2025 s’apparente à un laboratoire de la crispation nationale.
La CAN féminine 2025 au Maroc, débutée le 5 juillet, a immédiatement été marquée par la tentative algérienne de faire disparaître jusqu’au nom du pays hôte. Selon France 24, lors de la conférence de presse du sélectionneur algérien (7 juillet), les diffuseurs publics ont trafiqué les vidéos pour effacer le logo de Royal Air Maroc, pourtant sponsor officiel, au profit de Total Énergies. Même manipulation côté fédération, qui “blanchit” les visuels pour effacer la mention “Morocco 24” du logo officiel du tournoi : censure assumée et dénoncée sur les réseaux sociaux, où les internautes marocains alternent accusations de “révisionnisme” et moqueries contre “l’obsession maladive” algérienne.
Ce n’est pas une première : déjà, en 2022, le succès de l’équipe marocaine lors du Mondial avait été traité par le silence radio côté médias algériens. La dispute s’est même déplacée sur le terrain du textile sportif : “affaire du maillot”, “appropriation culturelle” autour du zellige ou de la carte du Sahara occidental, fil rouge d’un conflit politique jamais résolu (80 % du territoire sous contrôle marocain). La CAF est même allée jusqu’à prononcer des forfaits en demi-finale de Coupe africaine pour cause de maillot, avant que le Tribunal arbitral du sport ne dénonce la “propagande politique”.
Le 21 juin 2025 marque un autre tournant : alors que le Mouloudia Club d’Alger fêtait son neuvième titre national, la soirée vire au cauchemar : une barrière s’effondre dans les tribunes pleines à craquer du stade du 5-Juillet, projetant une douzaine de supporters dans le vide. Bilan officiel : 1 mort, 11 blessés selon la Protection civile. Le président Tebboune, sur X, présente aussitôt ses condoléances : « Je ne peux qu’implorer la miséricorde d’Allah pour l’âme du supporter décédé ». Une cérémonie de remise du trophée, annulée – et un stade vidé, symbole tragique d’un système incapable d’assurer la sécurité des siens.
Enfin, comme pour parachever le tableau, l’affaire Christophe Gleizes cristallise ce climat de chasse à la dissidence : ce journaliste sportif français, condamné fin juin à 7 ans de prison ferme pour de supposés “contacts avec un responsable du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK)”, et “apologie du terrorisme”. Que lui reproche-t-on ? D’avoir mené une enquête sur la JS Kabylie, club symbole de l’identité berbère, et communiqué – comme tout journaliste sérieux le ferait – avec ses dirigeants. Même Reporters sans frontières est monté au créneau, dénonçant une décision “injuste, sans fondement et totalement réfutée”. Le communiqué de son employeur So Press interpelle : « Sa condamnation à 7 ans de prison n’a aucun sens et ne démontre qu’un fait : rien n’échappe à la politique aujourd’hui. »
Résultat : le football, exutoire collectif et ciment identitaire du peuple algérien, n’est plus qu’un panneau publicitaire au service d’un pouvoir paranoïaque, qui préfère réécrire les images plutôt qu’affronter la société réelle. Derrière les statistiques officielles (un mort, 11 blessés au MCA ; 7 ans ferme pour un journaliste ; autant de logos effacés ou d’accès restreints), c’est la crise de confiance qui s’accélère : désenchantement des tribunes, radicalisation des discours nationalistes, montée d’une contestation que même la censure ne parvient plus à taire.
Difficile de saisir l’ampleur du phénomène sans rappeler que l’histoire du football en Algérie se confond avec celle de ses fractures politiques et identitaires. Hérité de la période coloniale, le ballon rond s’est très tôt imposé comme l’un des vecteurs privilégiés de contestation et d’affirmation nationale : la fameuse équipe du FLN, fondée avant même l’indépendance, symbolisait déjà, par le sport, la soif de souveraineté et le refus de la domination étrangère. Après 1962, le foot deviendra le miroir des grands récits postcoloniaux, un espace de fierté populaire mais aussi – et surtout – un terrain d’instrumentalisation par le régime.
À l’échelle maghrébine, la rivalité Algérie-Maroc dans le domaine sportif n’est que le prolongement logique de conflits diplomatiques larvés qui courent depuis des décennies : fermeture des frontières terrestres, querelles autour du Sahara occidental, rôles concurrents dans l’Afrique francophone… Chaque affrontement footballistique – d’un simple match Algérie-Guinée au boycott ostensible lors d’un tournoi international comme la CAN 2025 féminine – sert à raviver une guerre de symboles bien plus profonde. Ici, la manipulation des emblèmes, la censure des logos, les campagnes de dénigrement dans les médias publics prennent le pas sur l’esprit du jeu : on ne s’affronte plus seulement sur la pelouse, mais sur le front de la narration nationale, chacun cherchant à imposer sa version de l’histoire.
Cet usage politique du football n’est pas propre à l’Algérie. On le retrouve ailleurs : en Égypte, où l’État instrumentalise Al Ahly et Zamalek pour canaliser passions et colères ; en Turquie, où l’AKP et Erdogan s’appuient sur les clubs stambouliotes pour affirmer la puissance nationale ; ou encore en ex-Yougoslavie, où les derbys avaient valeur de rituels identitaires en pleine guerre civile. Mais la spécificité algérienne réside dans cette tension permanente : d’un côté, le football comme espace cathartique pour un peuple privé d’autres exutoires ; de l’autre, un pouvoir qui multiplie les entraves – du verrouillage de la presse sportive, comme le montre l’affaire Gleizes, à la surréaction face à la moindre contestation tribunitienne venant des tribunes kabyles ou sahariennes.
Enfin, les drames humains qui émaillent régulièrement les stades algériens – de la catastrophe du 21 juin dernier à Alger jusqu’aux bagarres endémiques entre supporters – traduisent une réalité presque universelle sur le continent africain. D’après des rapports de la CAF et de l’ONU, l’Afrique subsaharienne accuse l’un des taux les plus élevés d’incidents mortels dans les enceintes sportives, révélateurs de la fragilité des infrastructures, de l’échec des politiques de prévention et des carences de l’État. Mais, là encore, le cas algérien se singularise : chaque drame devient l’enjeu d’une récupération ou d’un déni officiels, jamais l’occasion d’un véritable audit public ou d’une réforme profonde.
Plusieurs éléments illustrent cette dérive. Des analyses réalisées par des internautes marocains relèvent que plus de 80 % des retransmissions algériennes de la CAN féminine 2025 ont “gommé” toute référence directe au Maroc, qu’il s’agisse de logos, slogans, ou même du nom du pays organisateur lors des commentaires. Plusieurs matches impliquant l’Algérie ont vu la mention « Morocco 24 » disparaître graphiquement du décor et des visuels officiels, remplacés par des sponsors neutres ou des fonds unis. Lors du précédent conflit autour du maillot du RS Berkane arborant le Sahara occidental, le coup de sifflet final n’a jamais retenti : la CAF a enregistré un double forfait, une première à ce niveau. Par ailleurs, le Tribunal arbitral du sport a reconnu le caractère politique du visuel incriminé, soulignant à quel point le football maghrébin est gangrené par les querelles frontalières.
Sur les réseaux sociaux, les hashtags #BoycottMaroc et #SoutienFennecs ont respectivement dépassé les 100 000 et 350 000 messages en 48h après les révélations sur la manipulation des logos, montrant l’extrême polarisation du débat jusque dans la sphère numérique. L’accident du MCA en juin 2025 s’inscrit dans la lignée d’au moins six drames similaires en Algérie depuis 1990 (éboulements, chutes de barrières, mouvements de foule), pour un bilan total dépassant les 40 morts et 200 blessés en 35 ans dans les grandes enceintes sportives du pays. Le stade du 5-Juillet, inauguré en 1972, fait régulièrement l’objet de mises en garde par des associations de supporters sur la vétusté de ses infrastructures, sans que des plans de rénovation à grande échelle ne voient jamais le jour.
La justice algérienne reste ultra-sensible concernant le football et les questions d’opposition. Depuis 2021, le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) est classé organisation terroriste par Alger. Plus de 70 personnes ont été interpellées ou condamnées en lien avec cette mouvance, selon Amnesty, souvent sur de simples échanges électroniques ou interviews – la condamnation à 7 ans de prison du journaliste français Christophe Gleizes constituant le premier cas international d’une telle sévérité dans le contexte du football. Sur la période 2020–2025, Reporters sans frontières a recensé 12 arrestations de journalistes étrangers et plus de 40 journalistes algériens condamnés ou poursuivis pour des propos liés au football ou à la vie associative, soit un taux en hausse de 300 % par rapport à la décennie précédente.
En Algérie, chaque grande victoire ou échec footballistique déclenche des communiqués officiels du pouvoir, qui cherche à “nationaliser” la ferveur populaire. Le président Tebboune a systématiquement félicité ou adressé ses condoléances publiquement, insistant toujours sur “l’unité de la Nation”, même quand l’origine du drame pointe de graves manquements institutionnels internes. Selon un sondage du quotidien El Watan réalisé en juillet 2025, 63 % des Algériens estiment que le football national est “aujourd’hui trop politisé” et 48 % considèrent que la rivalité avec le Maroc « nuit à l’image du pays et au plaisir du sport ». Un désenchantement qui s’ajoute à la défiance globale envers les institutions et alimente le malaise social constant.
Au-delà de l’urgence des drames et tensions évoqués, plusieurs évolutions récentes autour du football algérien méritent d’être suivies dans les prochains mois, tant elles dessinent le prolongement d’une instrumentalisation institutionnelle du sport. Après la CAN féminine 2025 et ses controverses, le Maroc accueillera la compétition masculine en fin d’année, déjà sous la menace de boycotts, de nouvelles polémiques sur la reconnaissance de symboles territoriaux et de campagnes d’intox sur les réseaux. Les relations algéro-marocaines, toujours oscillant entre provocation et déni, risquent encore d’éclabousser la sphère sportive.
Les autorités ont annoncé plusieurs “plans d’urgence” pour rénover les stades et renforcer la sécurité, notamment après le drame du 21 juin au stade du 5 juillet. Mais la fréquence des incidents et la gestion essentiellement réactive interrogent sur la capacité du pouvoir à rétablir la confiance populaire, au-delà des simples annonces. Plusieurs ONG maintiennent leur vigilance sur la situation de la presse et des acteurs de la société civile en lien avec le sport, à l’image du soutien international apporté à Christophe Gleizes. Il conviendra d’observer si la justice algérienne évoluera lors du procès en appel, et plus généralement quelle place sera laissée, à l’avenir, à un regard indépendant sur le football et la société.
Ces différents épisodes rappellent que le football, s’il demeure fédérateur dans son essence, reste étroitement lié à la trajectoire politique de chaque pays. La situation algérienne, symptomatique de la tentation de contrôler même les émotions collectives, impose une vigilance continue : la bataille du récit, sur les terrains comme dans les têtes, ne fait que commencer.